Par Cassandra Macé, Chargée de veille & analyse
A l’heure du numérique, que nous révèle l’élection présidentielle américaine sur les nouvelles technologies et stratégies d’influence ?
Depuis l’arrivée des mass media, chaque course à la Maison-Blanche a offert un terrain majeur d’expérimentation et d’usages précurseurs en matière de communication d’influence et, plus récemment, de technologies numériques. L’utilisation toujours plus massive des réseaux sociaux, devenus principale source d’informations pour des millions de citoyens au détriment des médias classiques, semble avoir un impact toujours plus grand sur le scrutin américain.
Cinquième élection sous l’ère digitale, la présidentielle 2024 est présentée comme « hors-du-commun », marquée par un duel au coude-à-coude entre deux candidats que tout oppose, mais aussi par une violence jugée sans équivalent par de nombreux commentateurs[1]. Si les droits des femmes, l’inflation ou le lourd contexte géopolitique en eux-mêmes polarisent significativement les débats, quels enseignements peut-on tirer de la campagne qui vient de s’achever sur les usages et l’impact des nouvelles technologies dans la formation de l’opinion ?
L’intelligence artificielle générative apparaît comme la grande innovation technologique de cette campagne américaine. Non sans engendrer des craintes sur les usages et risques de manipulation qu’elle fait naître : selon une étude réalisée par l’université Elon et le Digital Future Center[2], 78% des Américains interrogés considèrent que cet outil aura eu un impact sur l’élection présidentielle de 2024, à travers notamment la diffusion de fausses informations et d’images truquées. Ces derniers mois ont ainsi été marqués par la diffusion de milliers de visuels et vidéos générés par IA de l’un ou l’autre candidat en position avantageuse ou, le plus souvent, compromettante. Si la plupart de ces contenus factices sont aisément détectables, certains très travaillés ont réussi à jeter le trouble et alimenter les sphères les plus militantes qui s’embarrassent peu de fact-checking. Parmi les exemples marquants, citons les images de la chanteuse Taylor Swift ou de ses fans semblant apporter leur soutien à Donald Trump[3], ou encore une fausse vidéo de Kamala Harris évoquant la « sénilité » du président Joe Biden[4] et relayée notamment par Elon Musk.
L’implication tonitruante du milliardaire Elon Musk pour soutenir Donald Trump marque aussi cette campagne 2024 par son caractère inédit. En rachetant la plateforme X (ex-Twitter) il y a deux ans, il l’a transformée en une véritable machine de guerre au service du champion républicain et de son logiciel idéologique. Certifications ouvertes à tous, comptes extrémistes réautorisés à publier, algorithme pousse-au-crime… Au nom de la liberté d’expression, le réseau a été littéralement façonné pour favoriser la propagation des contenus les plus outranciers. Si les patrons de la Silicon Valley n’ont jamais caché leurs couleurs politiques (très majoritairement démocrate), c’est clairement la première fois qu’un réseau social s’active aussi ouvertement en faveur d’un candidat, sans contre-pouvoir ni modération. Une situation qui interroge sur le plan éthique et démocratique, X étant par ailleurs la plateforme numérique la plus utilisée par les personnalités politiques et les journalistes.
Dans ce contexte de défiance croissante à l’égard des médias traditionnels et face à l’émergence d’une nouvelle génération de votants ultra-connectés, les créateurs de contenus sur les réseaux sociaux ou plateformes de streaming ont été largement courtisés tout au long de la campagne. Avec un pouvoir de conviction comparable voire supérieur à celui de personnalités éminentes du monde du divertissement, dont l’influence n’apparaît plus aussi déterminante que par le passé[5]. Fort de millions d’abonnés, souvent jeunes, ces créateurs de contenus ont notamment été mobilisés pour encourager leur audience à aller voter et soutenir leur candidat de cœur[6]. Les candidats ont ainsi offert à ces influenceurs des entretiens exclusifs ou des invitations VIP, parfois dans de meilleures conditions d’accueil et de traitement qu’à des journalistes professionnels[7].
Si les ingérences russes dans l’élection présidentielle américaine de 2016 ont été publiquement révélées cette même année et se sont suivies d’importantes représailles diplomatiques[8], cette campagne électorale est elle aussi marquée par les tentatives de déstabilisation étrangères, en particulier de Russie. Sur les réseaux sociaux, dans la section Commentaires des publications portant sur la campagne, il est très régulier voire systématique de lire des réactions provenant de comptes vraisemblablement pro-russes, la plupart d’entre eux apportant leur soutien au candidat républicain, hostile à une aide militaire et financière à l’Ukraine. Plusieurs médias attribuent ainsi à des « trolls » numériques russes la création de fausses vidéos mettant en scène des bulletins de vote détruits, dont la diffusion avait ému le pays[9]. Les rédactions ont également largement rapporté que l’Iran aurait fourni au parti démocrate des courriels provenant de boîtes mail de plusieurs membres de l’équipe de campagne républicaine, dont celle de Donald Trump[10].
Bref, c’est peu de dire que cette élection américaine, plus encore que la précédente, a été marquée par la diffusion à grande échelle de contenus trompeurs et une volonté puissante de désinformation. Il convient toutefois de relativiser le poids réel de ce phénomène et de ces nouvelles technologies sur la formation de l’opinion et le résultat des élections.
Pour plusieurs analystes[11], l’IA et les plateformes digitales n’ajoutent que de nouvelles armes au riche arsenal dont les candidats disposent depuis plusieurs décennies déjà. Si les réseaux sociaux ont supplanté les tabloïds, les contenus factices, orientés et outranciers parviendraient selon eux davantage à conforter les électeurs dans leur propre choix (fondé, lui, sur des marqueurs intangibles : avortement, deuxième amendement, immigration…) qu’à transformer un vote. L’étude de l’université Elon et du Digital Future Center révèle que l’utilisation par un candidat de l’IA pourrait même s’avérer contre-productive, alors que 93% des personnes interrogées estiment qu’ils devraient être pénalisés s’ils relayaient intentionnellement de telles publications[12]. Finalement, l’électeur moyen, au centre de ce champ de bataille communicationnel, est peut-être moins naïf et manipulable que ne l’imaginent les grands stratèges et maîtres des illusions…
[1] « USA 2024-Une campagne électorale émaillée de violences politiques », EISLER Peter, PARKER Ned, Les Echos, le 29 octobre 2024.
[2] ‘AI & Politics ’24’, Imagining the Digital Future Reports and Publications, Elon University, Imagining the Digital Future Center, le 15 mai 2024.
[3] « Donald Trump peut-il être sanctionné pour avoir utilisé une image de Taylor Swift générée par IA ? », PLOMB Carla, Le Figaro, le 22 août 2024.
[4] ‘US 2024 elections: Musk shares a manipulated video mimicking Harris’ voice on X’, Le Monde, le 28 juillet 2024.
[5] « Présidentielle américaine : Taylor Swift et Beyoncé côté Harris, Mel Gibson et Kanye West côté Trump… l’impact incertain du soutien des stars », PICARD Maurin, Sud-Ouest, le 1er novembre 2024.
[6] « Élection américaine 2024 : la bataille de la jeunesse passe par les influenceurs », BUISSON Alexis, La Croix, le 28 octobre 2024.
[7] « Présidentielle américaine 2024 : Chez les démocrates, les influenceurs sont rois », MEUNIER Quentin, 20 Minutes, le 23 août 2024.
[8] « Washington sanctionne Moscou pour ingérence électorale, la Russie promet des représailles », VANDERKERKHOVE Charlie, BFMTV, le 29 décembre 2016.
[9] « Présidentielle américaine. L’ombre des Russes derrière la fausse vidéo de bulletins de vote détruits », Ouest-France, le 26 octobre 2024.
[10] « Des documents de campagne de Donald Trump transmis à l’équipe de Joe Biden par des hackers iraniens », Le Temps, le 19 septembre 2024.
[11] « Comment Donald Trump se sert de l’IA comme outil de communication politique », de ROSA Nicolas, Ici Radio Canada, le 26 août 2024.
[12] ‘AI & Politics ’24’, Imagining the Digital Future Reports and Publications, Elon University, Imagining the Digital Future Center, le 15 mai 2024.